LE PETIT CORDONNIER ITALIEN

Il pleuvait des fois. Souvent, il faisait gris. Mais c’était le chemin que j’empruntais pour aller à l’école. Pas bien long, une dizaine de minutes pour y aller, un peu plus pour revenir, à cause de la pente.

Ce chemin fait de sept ou huit rues, dont la moitié est pavée, dans le quartier de Recouvrance, à Brest, est resté dans ma mémoire d’enfant, puis de jeune fille. Les mêmes heures, les mêmes habitudes, les mêmes personnes que je voyais partir à leur travail, sortir leur chien, ou comme mes parents, accompagner leurs enfants à l’école, à pied ou en voiture, que je voyais vieillir, comme tout le monde.

Dans une des rues les plus en pente, pratiquement au milieu, il y avait un petit cordonnier italien. Un peu rondouillard, les cheveux déjà gris, un peu dégarni, la plupart du temps vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise avec le col ouvert. Son magasin était minuscule, une vitrine, ses outils, et des chaussures partout. Il travaillait dans sa vitrine, et pouvait ainsi saluer tous ceux qui passaient devant lui et qui lui jetaient un coup d’œil. Nous en faisions partie, mes parents et moi, toujours un petit salut, un petit signe de la main ou de la tête. Avec toujours un petit air pétillant dans ses yeux noirs.

Il donnait l’impression d’aimer son travail. Il caressait le cuir des chaussures, délicatement, avec la main ou un chiffon, en prenait le plus grand soin, je pense qu’il considérait qu’elles avaient une âme. Même quand il manipulait les clous, une grande douceur émanait de ses gestes. Le matin très tôt, ou le soir très tard, toujours le même cœur à l’ouvrage, et la même bonhomie lorsqu’il regardait les passants. Et en hiver, quand l’obscurité régnait dans la rue, il était malgré tout présent au poste, éclairé par une petite loupiote posée à ses pieds.

Au début, je posais des questions :
- Dis maman, qu’est-ce qu’il fait le monsieur ?
- Il répare les chaussures.
- Les siennes ?
- Non, celles de tout le monde, quand elles sont abîmées, on les lui amène, il les répare et on peut les remettre ensuite. C’est ce qu’on appelle un cordonnier. C’est son métier.
- Il a l’air gentil, il nous dit tout le temps bonjour !
- On ne le connaît pas, mais oui, il a l’air gentil…

C’est vrai qu’il avait l’air gentil. Il regardait les gens de façon sincère, et son bonjour était désintéressé et partageur.

Puis l’adolescence a poussé l’enfance, mais je prenais toujours le même chemin pour aller au collège, mais seule.
Il était toujours là, à entretenir ses chaussures avec passion et délicatesse, ainsi qu’à saluer les passants.
Et bien entendu, il me faisait un signe de la tête ou de la main, des fois un peu amusé de me voir courir pour rattraper mon retard ou pour éviter la pluie. Je lui répondais à chaque fois, moi qui était pourtant d’un naturel un peu timide, d’un sourire, d’un hochement de tête, ou plus rare d’un petit signe de la main.

***


Le temps a passé. J’ai fini mes études, et je suis revenue dans ma ville de Brest. Par curiosité, par nostalgie, j’ai repris cette rue, en flânant, sans me dépêcher pour rattraper mon retard ou éviter les gouttes. La boutique est fermée, vraisemblablement depuis un certain temps. Une affiche écornée indique : « A vendre ». Cela m’a fait un pincement au cœur. Peut-être que je m’attendais à lui faire un petit coucou, ou alors je voulais savoir s’il me reconnaîtrait, si son œil aurait été aussi pétillant que dans mon souvenir.

Qu’est devenu mon petit cordonnier italien, dont je ne connaissais même pas le nom, mais qui m’a vue grandir pendant plus de dix ans ? Qui m’a vue petite fille, puis adolescente, puis jeune fille alors que lui ne changeait jamais ? Il ne connaissait d’ailleurs même pas mon prénom, ni le nom de mes parents, et ne m’a jamais adressé la moindre parole, seulement un regard, une gentillesse, une sincérité.

Je pense qu’il attendait de me voir passer, et je pense que j’attendais de passer devant sa boutique. Est-ce qu’il m’attendait ? Se demandait-il comment je serais habillée ? Si je serais à l’heure ou en train de courir ? Que pouvait-il imaginer quand je n’étais pas au rendez-vous ? Se souciait-il de moi ? Etait-il content de me voir le jour suivant ? Ou alors n’étais-je qu’une passante parmi les autres ?

Aujourd’hui, je ne sais même pas s’il se souvient de moi, peut-être qu'effectivement je n’étais qu’une passante parmi tant d’autres, s’il est parti paisible en retraite quelque part, avec sa famille, s’il a dû fermer sa boutique faute de clients, s’il a eu des soucis de santé. Je souhaite qu’il soit heureux quelque part. En Italie, à Brest, ou au paradis des petits cordonniers italiens.