Je serai là

Il était un peu plus de minuit. L’homme roulait déjà depuis plus de cinq heures, et la fillette dormait sur la banquette arrière, bien emmitouflée. Il avait besoin de faire une pause. Pas facile de conduire seul de nuit sur une autoroute monotone, avec la musique pas trop forte pour ne pas réveiller sa passagère. Il vit un panneau indiquant une aire de repos à vingt kilomètres, avec une station-service. Ça tombait bien.
Cinq minutes après le panneau, il s’engouffra sur l’aire de repos, et se gara pratiquement devant la station. Pas besoin de carburant, mais d’un bon café, et d’un détour aux toilettes. La fille dormait toujours, il ne savait pas s’il valait mieux la laisser dormir ou lui demander si elle avait besoin de quelque chose. Comme la voiture restait visible de la station, il décida d’y aller seul.
Après un bref passage aux toilettes pour soulager sa vessie et se rafraichir le visage, il prit un double expresso, et commença à le boire en marchant un peu dehors, pour se dégourdir les jambes, le dos, et prendre l’air. Il vit un mouvement dans la voiture, la fille se réveillait.
- On fait une pause, tu veux aller aux toilettes ? Tu veux boire ou manger quelque chose ?
Mais la fille ne répondit pas, se remit juste bien en place et continua à dormir. Il décida donc de repartir, encore environ cinq heures de route.

Ils avaient quitté l’autoroute depuis une bonne heure, et ils commençaient à monter. La route était belle, et à cette heure plus que matinale, il n’y avait pratiquement personne, une voiture toutes les demi-heures. Cela devenait difficile de rester concentré, l’envie de dormir était de plus en plus présente. Mais l’approche de son but lui suffisait pour tenir. Encore quelques kilomètres, et ils y seraient.

Ils attaquaient maintenant les derniers kilomètres, et non seulement cela montait de plus en plus, mais cela tournait également beaucoup. La fille était du coup réveillée à l’arrière. Elle ne disait rien, et observait le paysage, en se demandant où ils allaient.
Il faisait toujours très sombre, même si on commençait à voir poindre les premières lueurs. Il y avait de toute façon des nuages. Plus pour très longtemps.
Quelques minutes plus tard, ils étaient dans le brouillard. C’est du moins ce que devait se dire la fille, alors qu’en fait, ils étaient tout simplement en train de traverser la couche nuageuse. Cela ne dura qu’un instant. La fille posa une question :
- Pourquoi on monte ? On va où ?
- C’est une surprise, on y est presque…
- J’ai froid et j’ai faim
- Je vais mettre un peu de chauffage, c’est parce que tu es fatiguée. Et on s’arrêtera quelque part pour manger quand on redescendra, on y est presque.
Ils venaient de dépasser la zone de nuages, et le ciel était maintenant complètement dégagé. Il gara la voiture sur le côté de la route, près d’un petit chemin. Il descendit de la voiture, et alla ouvrir la portière de la fille :
- Remets ton manteau et tes chaussures, on va marcher un peu, pas longtemps

Effectivement, ils ne marchèrent qu’une dizaine de minutes, sans un mot, dans une quasi-pénombre, au milieu des sapins, sur un petit chemin qui montait assez rudement. Le temps était sec et froid. Ils arrivèrent au sommet, essoufflés, avec un nuage de vapeur tout autour d’eux.
Le point de vue était splendide. Ils étaient au milieu d’une grande chaine de montagnes, on pouvait voir les sommets enneigés, dont les seules tâches apparentes étaient constituées de quelques rochers plus gros que les autres. En-dessous, les nuages formaient un grand tapis blanc, qui s’accrochait à la forêt d’un vert abyssal. Le soleil commençait à poindre à travers les cimes les plus hautes, ce qui donnait au ciel des couleurs féériques.
Ils étaient assis côte-à-côte, sans rien dire, juste à observer la beauté qui s’offrait à eux. Le soleil continuait de monter, et les couleurs rouges se transformaient en couleurs plus orangées, et éclairaient maintenant une grande partie du paysage. Un bruit de cailloux qui tombent leur parvint de leur droite. C’était un groupe de bouquetins, qui se promenait à flanc de montagne, sans se soucier le moins du monde de leur présence.
La fille ne parlait pas, hypnotisée par ce qu’elle voyait, elle qui rêvait de voir la montagne.
- Tu aimes ?
- Oui, c’est beau…
- C’est comme dans Heidi ?
- Oui, mieux encore…

Ils restèrent ainsi un petit moment, sans rien dire. Pas besoin de parler pour être complice et ressentir les choses. Juste collés l’un à l’autre, les deux savourant ce moment à leur façon. Mais il fallait repartir. Alors il la prit bien fort contre lui :
- Tu sais, je vais devoir partir, et je ne te verrai pas pendant un moment
- Tu vas où ? C’est pour longtemps ?
- Je serai loin, et oui, c’est pour longtemps. J’aimerais rester, c’est comme ça. Tu comprendras plus tard. Je veux juste que tu gardes deux choses… La première, c’est que je t’aime plus que tout, et que je t’aimerai toujours, quoi que tu fasses. La deuxième, c’est ce que tu vois maintenant. Quand je te manquerai, repense à cet instant où tu as découvert cette beauté et cette plénitude. A chaque fois que tu auras ces images et ces émotions en tête, je serai là.