Vous voulez de la grenadine ?

C’était en été. De quelle année, je ne sais plus. Entre 1975 et 1978, mais pas en 1976. En 1976, c’était l’année de la sécheresse, et je sais que nous n’étions pas à cet endroit-là pour les vacances. Cet endroit-là, c’est un tout petit village, du nom de Queyrac. Il se situe à côté de Lesparre-Médoc, à une vingtaine de kilomètres de Montalivet. C’est là que nous avons passé du temps, pendant quatre étés. Nous allions dans la même location, un gîte dans une exploitation agricole, qui appartenait à une vieille dame, dont la villa était à côté.
Ce sont des vacances dont je garde un bon souvenir. Ma sœur et moi dormions dans la salle principale, dans un petit renfoncement où il y avait deux lits. Il y avait aussi une cuisine, et une autre chambre ensuite. Un autre gîte était collé au nôtre, ce qui faisait que tous les ans nous avions de nouveaux voisins. Le tout donc juste à côté d’une ferme. Je ne sais plus qu’elle était l’activité principale des fermiers, mais il y avait pas mal de choses à voir, surtout pour un enfant de 5-6 ans. Des poules, des lapins, une grange, une vieille 2CV abandonnée, un vieux chien, qui s’appelait Pof, qui était attaché à un long filin, ce qui lui laissait pas mal de liberté, mais pas trop quand même. Les fermiers avaient deux enfants, Jérôme, le plus grand, et Aurélie, la plus petite. Nous jouions avec eux pas mal de temps, et je me souviens même qu’on allait chez eux regarder « Les mystères de l’Ouest » !
L’activité principale était bien sur la plage. Nous y allions pratiquement tous les après-midis. C’est là que j’ai découvert les rouleaux de cette côté, qui laissent pas mal de plages relativement fades quand on y a gouté. Je pouvais m’y baigner des heures entières, soit à me laisser soulever par les vagues, soit à me laisser porter pour revenir vers le rivage. A cette époque, les plages de Gironde et des Landes n’étaient pas comme maintenant. Il y avait beaucoup moins de monde, et elles étaient beaucoup plus plates. Les vagues étaient aussi fortes, mais elles se cassaient beaucoup moins près du bord. Autant de sensations, mais beaucoup moins de danger de se faire fracasser sur le sable !

Sur les quatre années où nous avons résidé là-bas, il est une année qui me laisse en tête une anecdote toute particulière. Pourtant, ce n’est qu’un détail, mais c’est plus pour l’ambiance et l’atmosphère qu’elle a dégagée que pour l’importance de la scène.
Il y avait également un troisième gite sur l’exploitation, pas toujours loué. Cette année-là, il l’était. Il était occupé par un petit garçon, dont j’ai oublié le nom, et ses grands-parents. Il avait à peu près mon âge. Et il avait son anniversaire durant son séjour. Ses grands-parents avaient donc organisé un goûter spécialement pour l’occasion.
Etaient donc invités ma sœur, les deux enfants de la ferme, la fille qui était dans le gite à côté du nôtre, et bien sur moi. Le goûter se passait dans une petite pièce à l’étage. Nous étions installés autour d’une table, avec des gâteaux et des biscuits. Nous avions tous ramené un petit cadeau, une bricole, vacances obligent (un livre, un ballon…). Tout le monde était content, et le petit garçon était très fier que ses grands-parents aient pensé à fêter ce jour spécial. On pouvait voir également que les grands-parents étaient heureux, de s’occuper de leur petit-fils en lui faisant plaisir.
Nous avions à manger dans une assiette, et là, le drame est arrivé… Enfin, le drame… L’un des grands-parents nous a demandé si nous voulions de la grenadine ou de la menthe. Puis, il a mis du sirop dans nos verres, selon ce qu’on avait répondu. Le problème, c’est qu’ils savaient que pour faire plaisir à leur petit-fils il fallait acheter des sirops, mais ils ne savaient pas qu’il fallait juste mettre un fond de sirop et rajouter de l’eau ! Ils ont donc rempli les verres de sirop…
Et vous savez quoi ? Nous savions tous autour de la table, bien évidemment, qu’il fallait mettre de l’eau. Croyez-vous que nous avons éclaté de rire devant l’erreur des grands-parents ? Croyez-vous que nous leur avons poliment dit qu’il fallait rajouter de l’eau ? Non, pas du tout. Nous étions tellement gênés de voir d’un côté nos verres remplis de liquide visqueux et sucré, et de l’autre côté des grands-parents tellement content d’organiser le gouter d’anniversaire, que nous n’avons rien dit… Nous avons tous commencé à boire notre verre… Je peux vous dire que du sirop pur, ce n’est pas bon… Personne n’a ri, quelques regards échangés, nous étions tous en phase.
Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que le petit garçon a dit : « Moi je vais rajouter un peu d’eau, quelqu’un en veut ? ». Alors là, bien sûr, tout le monde a dit oui. C’était encore très sucré, car nous n’avions bu qu’un peu de sirop pur, mais au moins, cela devenait buvable.

Ce moment est resté dans ma mémoire, non pas pour l’anecdote de boire du sirop pur. C’est surtout parce ce goûter était un peu magique. D’abord parce qu’il réunissait des personnes qui n’avaient que très peu de chances de fêter un jour un anniversaire ensemble. Mais surtout, parce que l’ambiance était telle qu’il était inconcevable, même dans la tête de mioches, de gâcher le bonheur des grands-parents, qui étaient tellement fiers d’avoir organisé cette petite fête. Que ce serait-il passé si l’un d’entre nous s’était écrié qu’un sirop se mélangeait avec de l’eau ? Je pense que nous étions tous suffisamment bien élevés pour le dire poliment, mais n’empêche. Cela aurait écorné un peu la joie des grands-parents. Cela les aurait mis certainement un peu mal à l’aise. Quand nous avons tous rajouté de l’eau, ils ont dit qu’ils ne savaient pas qu’il fallait en rajouter. Et comble de l’ironie, l’un d’entre nous, peut-être moi, je ne sais plus, leur a dit qu’on pouvait faire les deux, mais qu’en principe, on rajoutait de l’eau…

Quand le goûter fut fini, nous sommes allés rejouer dehors, personne ne s’est moqué, personne n’en a reparlé. Pourtant, je suis sûr que ceux qui y étaient s’en souviennent encore.