FUGUE FINALE

Mathilde ferme les yeux. Allongée sur son lit d’hôpital, elle profite d’un moment où elle ne souffre pas trop pour peaufiner son plan. En phase terminale, son corps ne répond plus que partiellement, et surtout pas longtemps. Amaigrie de près de 15 kg, elle n’en garde pas moins une activité cérébrale inchangée et en pleine ébullition.
Quand le médecin et l’infirmière entrent dans la chambre pour leur visite quotidienne, elle garde les yeux fermés et une respiration régulière. Histoire de pouvoir encore une fois les entendre, et confirmer ce qu’elle sait déjà. Ce n’est plus qu’une question de jours.

Quand ils sont sortis, elle ouvre les yeux. Cela fait longtemps qu’elle ne pleure plus, comme résignée à son sort, avec cependant une dernière chose à faire. Elle prend le téléphone portable qu’elle garde caché sous son matelas.
- Edouard ?
- Oui, je n’ose pas te demander si ça va…
- Non, ne demande pas, c’est décidé, ce sera ce soir, si c’est toujours possible pour toi
- Pas de problème, je t’attends depuis longtemps, tout est prêt…
Elle raccroche. Edouard est un ami de longue date, elle le surnomme affectueusement Edouard aux mains d’argent. Pour son talent.
Il est 13h37. Elle a encore environ 3 heures devant elle pour se reposer et prendre le maximum d’énergie.

16h30.
Une aide-soignante vient de lui apporter son goûter. Une tasse de thé, une madeleine, une biscotte avec de la confiture de fraises. Comme tous les jours, elle n’a pas faim, mais exceptionnellement elle se force à manger. Elle en aura besoin.
Puis elle se lève, prend son téléphone, et enfile ses vêtements. Rien d’original, un jean, et un pull. Elle se maquille légèrement, non pas pour se faire belle, mais pour que sa pâleur et sa maigreur ne se remarquent pas. Puis elle met une perruque, qu’Edouard lui a envoyée. Une femme chauve qui n’est pas en pyjama et dans son lit, ça ne passe pas inaperçu. Surtout dans les couloirs d’un hôpital spécialisé comme celui-ci.
D’un pas décidé, telle une visiteuse qui s’en va, elle ouvre la porte et s’engage dans le couloir. A cette heure-ci, le personnel est occupé à ranger les plateaux, à remplir la paperasse, ou à faire une pause-café. Elle sait que tout va se jouer dans le quart d’heure qui vient.
Elle attend au bout du couloir, faisant semblant de regarder son téléphone. Pour l’instant, personne ne l’a remarquée. Profitant d’un moment de calme, elle entre dans une salle de soins, s’empare d’un scalpel, le garde dans sa manche, et s’engouffre très vite dans l’escalier qui descend dans le hall. Moins fréquenté que l’ascenseur, et surtout sans attente.
Une fois dans le hall, la première partie de son plan est réalisé, il y a trop de monde pour qu’on la remarque. Sauf si quelqu’un est déjà venu dans sa chambre et a constaté qu’elle était vide, mais c’est improbable, si les habitudes quotidiennes du personnel sont respectées aujourd’hui. Elle se positionne sur les marches de sortie, et attend. En espérant que l’attente ne soit pas trop longue…

17h15.
Elle a cru qu’il ne viendrait jamais. Et elle ne se voyait pas tenir plus longtemps à cet endroit, d’une part parce qu’on aurait fini par lui poser des questions, d’autre part parce qu’elle ne s’en sentait plus la force. Elle ne le connait pas, mais elle sait qu’il fera l’affaire. C’est un taxi. Le chauffeur ouvre la porte à son passager, une personne âgée, comme il en vient souvent ici. Sitôt la portière passager refermée et au moment où le chauffeur regagne son siège, elle s’engouffre dans le taxi, sort son scalpel et lui met sur la gorge :
- Démarre, tout de suite, hurle-t-elle comme une hystérique
Surpris et un peu paniqué, le chauffeur démarre pied au plancher, faisant crisser les pneus et manquant de percuter une autre voiture qui venait en contre-sens.
- Et fais gaffe, merde !
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Peu importe, tu roules le plus vite possible vers la Cathédrale Saint-Etienne, j’ai pas beaucoup de temps avant qu’ils ne se rendent compte que je suis partie. Tu n’as rien à craindre de moi, je veux juste aller là-bas, et après, tu peux partir, dit-elle un peu calmée, avec aussi un peu d’adrénaline en moins.
- Vous êtes qui ?
- Peu importe, pose pas de questions, c’est mieux. Je range mon scalpel pour que le gardien ne le voit pas, soit naturel, sinon, je le ressors.
- Ok, ok…
Ils passent devant la cabine du gardien de l’entrée, qui les regarde à peine, et prennent leur place dans le trafic, assez dense à cette heure-ci.

A l’hôpital, l’infirmière qui faisait une visite de routine dans les chambres donne vite l’alerte. Connaissant l’état de santé de Mathilde, il n’est pas normal qu’elle soit sortie de sa chambre. Elle remarque vite également que ses vêtements ne sont plus là. Elle court appeler la sécurité et le médecin chef. Après un rapide coup d’œil aux caméras de sécurité, ils remarquent vite une grande brune en jean et en pull qui sort de la chambre de Mathilde, puis qui entre quelques secondes dans une salle de soins, et qui prend ensuite l’escalier. Ils la retrouvent dans le hall, et la voient monter dans un taxi qui démarre brutalement, avec un chauffeur qui a l’air surpris de prendre une passagère. Ils ne peuvent pas deviner ce qu’elle tient dans la main, mais ils se doutent qu’elle le menace. Ils préviennent la police, qui assure prendre désormais en charge la recherche du taxi. Pour autant, le médecin et l’infirmière, soucieux de l’état physique et mental de Mathilde, prennent une voiture de service et partent également à la recherche de Mathilde. Ils seront tenus au courant par les conversations des policiers en charge de l’affaire.
- Vous pensez qu’elle peut être dangereuse ? demande le médecin à l’infirmière.
- Honnêtement, non, je la suis depuis plusieurs mois, malgré son état, elle était toujours très gentille, j’ai même pitié d’elle, je suis très surprise de ce qu’elle fait.
- Les gens cachent des fois bien leur jeu, surtout des malades en fin de vie, non ?
- Oui, ça arrive, mais j’ai du mal à croire que Mathilde ait en tête quelque chose de dangereux ou de méchant, j’ai toujours eu confiance en elle.
- On verra, elle a quand même braqué un taxi !
- Oui, mais apparemment sans violence…
- Vous l’aimez bien hein ?
- Oui, j’ai de l’affection pour elle, si jeune, et si gentille quand son état le lui permet… J’aimerais la retrouver avant la police, elle ne mérite pas ça, j’en suis persuadée.
- La police a retrouvé le taxi, il fonce sur les grands boulevards, on y va, on a un peu d’avance sur eux.

Dans le taxi, Mathilde ferme les yeux. Elle fatigue déjà. Il faut dire qu’elle ne s’était pas levée de son lit depuis plusieurs jours. Mais son intention ferme de réussir la maintient en éveil. Le chauffeur la regarde discrètement. Il pourrait très bien tout arrêter, Mathilde n’a plus la force de se servir de son scalpel, et il le sait très bien. Mais il ne le fait pas. Il a confiance en elle, et certainement aussi beaucoup de compassion. Il a bien compris qu’elle était très malade. Alors il prend le risque de la mener là où elle veut aller. Et tant pis si cela se termine par un drame, il prend le risque. Il pourra toujours prétexter qu’elle le menaçait continuellement.
Par contre, le gyrophare qu’il aperçoit derrière lui, à environ 500 mètres, n’est pas fait pour le rassurer. Alors il accélère. Il secoue un peu Mathilde, et lui fait signe de regarder derrière. Elle voit aussi la voiture de police qui les suit. Elle regarde le chauffeur :
- S’il vous plait, ne me laissez pas tomber… Pas maintenant…
- Ne vous inquiétez pas, je ne sais pas pourquoi, mais je vous fais confiance, je ne pense pas que vous allez faire quelque chose de mal, donc je vais vous amener là-bas, et avant eux
- Merci, vous êtes gentil, dit-elle en fermant les yeux à nouveau, très faible et à bout de forces.

Le chauffeur décide de quitter le boulevard pour prendre les rues secondaires. Il tourne brutalement à droite, aussitôt suivi par la voiture de police. Il roule maintenant à près de 110, et prend tous les virages sans ralentir, ou presque. Après 5 bonnes minutes de poursuite, il pense s’être débarrassé des suiveurs, mais ceux-ci ressurgissent sur sa gauche, comme s’ils avaient pu deviner quelle route il allait prendre, ou alors en ayant joué un coup de poker pour ne pas perdre sa trace définitivement. C’est pratiquement pare-chocs contre pare-chocs qu’ils dévalent les ruelles. La cathédrale approchant, le chauffeur tente une dernière esquive, pour ne pas les mener directement au but. Pendant que Mathilde se tient à la portière, de plus en plus livide avec sa perruque sur les genoux, il tourne violemment sur sa gauche, empruntant une ruelle très courte qui débouche sur trois autres rues, très courtes également. Il connait la ville parfaitement, et savait que s’il prenait ce chemin très vite, ses poursuivants n’auraient pas le temps de savoir quelle deuxième ruelle il avait pris, et encore moins quelle troisième rue il aurait choisi ensuite. Il ne s’est pas trompé. Il a bien vu dans son rétroviseur la voiture de police tourner brusquement la première fois, mais il ne les voyait déjà plus à la deuxième bifurcation. Il ne peut s’empêcher d’hurler un « Yeah !!!! » animalier, comme s’il était directement concerné par ce que voulait faire Mathilde. Il peut se garer devant la cathédrale. Et secouer Mathilde pour la faire revenir à la réalité.
- C’est bon, mademoiselle, on y est, et personne ne nous suit
Mathilde leva des yeux fatigués mais reconnaissants vers lui :
- Merci, vous auriez pu tout arrêter, merci beaucoup
- Allez, filez, faites ce que vous avez à faire, sauf si vous avez encore besoin d’aide…
- Non, ça ira, vous voyez cet homme ? C’est un ami, il m’attend, et tout sera bientôt fini…
Elle embrasse le chauffeur sur la joue, puis ne peut s’empêcher de se blottir dans ses bras. Puis elle sort de la voiture, et se dirige vers Edouard.

La voiture de service conduite par le médecin chef arrive à peine en vue de la cathédrale, et du coup a eu la chance de ne pas pouvoir se faire semer comme la police, et aperçoit donc Mathilde qui sort du taxi et qui se dirige vers un homme, qui l’attend sur le parvis. Il la prend dans ses bras, et l’aide à entrer dans la cathédrale.
- Putain de merde, mais qu’est-ce qu’elle va foutre dans une cathédrale ? Elle veut s’immoler devant le Christ ? Ou tout faire exploser ?
- Calmez-vous docteur, elle a certainement un but, mais regardez-là, même de loin, on voit qu’elle est à bout, et l’homme qui l’aide n’a pas l’air bien dangereux non plus !
- Peut-être, n’empêche que j’appelle les flics pour leur dire où elle est !
- Vous ne préférez pas attendre un peu ? De savoir ce qu’elle vient faire ici ? De toute façon, la police ne sera pas ici dans la minute, on saura…
- Vous l’aimez cette fille hein ? Vous la connaissez à peine, et vous la protégez comme si c’était votre enfant !
- Oui, je l’aime bien, j’ai confiance en elle, même si je condamne ce qu’elle fait. Je pense que sa raison est bonne. Et qu’elle a besoin de nous, pour l’aider, pas pour la pourchasser…

Le médecin et l’infirmière entrent à leur tour dans la cathédrale. Sans faire de bruit, ils aperçoivent Mathilde, seule, assise dans une chaise à accoudoir, devant l’autel. L’homme a disparu. Mathilde parait calme.
D’un seul coup, l’orgue de la cathédrale commence majestueusement à se faire entendre, et donne sa pleine puissance dans cette enceinte. Mathilde redresse la tête, comme pour emmagasiner le maximum de vibrations.
- Regardez-là, dit l’infirmière, vous pensez toujours qu’elle est dangereuse ?
- Ma foi, c’est dingue ? Qu’est-ce qu’elle fait là ? Elle n’a quand même pas fait tout ça pour écouter de la musique ?
- Chut… Taisez-vous, et appréciez le moment, c’est magique, vous savez ce que c’est ?
- Non, la musique d’église, c’est pas trop mon truc…
- C’est la Toccata et Fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, et je dois avouer qu’elle est majestueusement interprétée…

Pendant que les notes défilent et emplissent le cœur de la nef, Mathilde sourit. De plénitude et de contentement. Sa douleur physique est entièrement effacée par son élévation spirituelle. Elle avait toujours voulu vivre ce moment. Ecouter dans une église ce chef d’œuvre qui l’a accompagnée pendant toute sa vie. Edouard lui avait toujours promis qu’il le ferait pour elle.
Elle savoure, pour un instant de bonheur qu’elle n’avait pas connu depuis de longs mois.
Au moment où Edouard entame la fugue, elle a un visage d’enfant qui s’émerveille dans une beauté divine. Elle se laisse aller, seule avec la musique qui la transperce jusqu’à son âme.
Puis arrive l’apothéose finale, Mathilde n’est plus un corps malade, c’est un esprit en communion totale avec son rêve et avec la grandeur du moment. Des larmes, si rares auparavant, coulent doucement sur son visage. Elle est heureuse, et ferme les yeux, définitivement.

Elle ne saura pas qu’Edouard pleurait également, tout comme l’infirmière, et le médecin. Mais pour personne ce n’était des larmes de tristesse. Un mélange étrange d’émotion, de compassion, et de partage, avec Mathilde, qu’ils voyaient partir enfin sereine et en harmonie totale.